Alors que les annonces se multiplient autour de la recherche d’un vaccin contre le COVID-19, nous republions cette tribune, cosignée avec Els Torreele. Initialement parue dans Le Monde fin septembre, elle alerte sur les risques du modèle de la course au vaccin et promeut des alternatives fondées sur la transparence et la coopération.
Tribune initialement parue dans Le Monde le 23 septembre, signée par Els Torreele, docteur ès sciences et ancienne directrice de la campagne Access de Médecins sans frontières (MSF), Pauline Londeix et Jérôme Martin, confondatrice et confondateur de l’Observatoire de la Transparence dans les Médicaments.
Compétition effrénée pour espérer juguler la pandémie de Covid-19 et retourner à nos vies quotidiennes au plus vite ? Ou bien course folle à la rentabilité à court terme aux dépens des produits de santé en développement, de la sécurité sanitaire, de l’adhésion à la vaccination ou encore de l’usage de l’argent public ? Dans la course aux vaccins contre le Covid-19, qui protégera la santé publique ?
Ne pas confondre vitesse et précipitation
La Chine a été le premier pays à annoncer, fin juin, sa décision d’autoriser le vaccin nommé Ad5-nCoV et développé par la firme chinoise CanSino pour un usage militaire, à peine six mois après l’identification du nouveau virus SARS-CoV-2. Mi-août, la Russie a surpris le monde entier en déployant son candidat vaccin « Spoutnik V », malgré les inquiétudes de la communauté internationale, tant cette autorisation semble prématurée. Aux Etats-Unis, le président Trump fait tout son possible pour que le candidat développé par la firme Moderna soit mis sur le marché avant l’élection présidentielle du 3 novembre. De son côté, le gouvernement britannique adapte son cadre légal pour être en mesure d’autoriser un vaccin avant la fin de l’année, alors que l’Agence européenne du médicament (EMA) a déjà fait passer les vaccins en développement en procédures accélérées.
L’urgence est là, mais confondre vitesse et précipitation peut compromettre toute réponse adéquate à la pandémie. Le modèle qui s’est imposé pour répondre à la crise, celui de la compétition et de l’accélération des procédures, n’est pas le plus pertinent pour obtenir ces outils indispensables. Ils ne le seront que s’ils sont suffisamment efficaces. Car pour le moment, et encore loin de la ligne d’arrivée proche promise par de nombreux leaders internationaux, cette course semble bien plus satisfaire des stratégies de domination géopolitiques, des intérêts populistes ou encore ceux, financiers, des multinationales pharmaceutiques. L’idée semble acquise que tel pays, ou tel industriel, doit être le premier à remporter cette course, faisant presque oublier l’ampleur du défi médical que représente le développement de vaccins – un effort qui peut d’habitude représenter entre cinq et dix années de recherche et de développement.
Compression des procédures
Ici, les Etats, et d’autres, ont décidé de lancer simultanément toutes les phases de recherche habituellement distinctes et successives. Sont ainsi compressées des procédures pourtant indispensables à la sécurité et à l’évaluation de l’efficacité de tout produit de santé. Pour répondre à une demande mondiale, la production en masse de doses est même lancée en parallèle des phases d’essais cliniques, et ce sans garantie sur l’efficacité des candidats.
Dans cette course folle, où gagner en vitesse semble plus important que développer les meilleurs outils pour répondre aux besoins des populations, les logiques de concurrence encouragent l’opacité et l’absence de concertation entre les différents acteurs. Ainsi, les développeurs des huit principaux candidats vaccins en phase 3 ont choisi de cibler la même protéine du virus, parce qu’elle semblait plus exploitable à court terme, négligeant d’autres pistes de recherche potentiellement plus prometteuses à plus long terme. Il n’est pas certain qu’une plus grande concertation et un échange des résultats intermédiaires aient nécessité plus de temps, mais il semble assuré que cela réduirait les risques d’obtenir des vaccins médiocres.
S’appuyant sur une consultation d’experts internationaux, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a publié un « profil de produit cible ». Il présente les caractéristiques minimales qu’un vaccin utile à la santé publique doit remplir. Malheureusement, les développeurs ne sont pas tenus de les suivre. Et, comme les protocoles d’études cliniques sont tenus secrets, nous ne disposons pas des éléments précis permettant d’évaluer les objectifs des études en cours. Comment, par exemple, sont déterminées la bonne tolérance des produits en développement et même tout simplement leur efficacité ?
Cette efficacité n’est pas binaire, elle ne s’évalue pas entre tout et rien, et prendre conscience des échelles est indispensable pour prévoir les politiques vaccinales. Un vaccin qui ne créerait pas d’immunité collective n’aurait un intérêt que très limité au niveau populationnel. Selon des études, ce serait le cas d’un vaccin dont l’efficacité de protection contre l’infection serait inférieure à 60 %, même si la totalité de la population était vaccinée, ce qui paraît peu probable. Or, les candidats vaccins en phase 3 risquent de présenter une efficacité bien inférieure à 60 % et pourraient seulement réduire la sévérité de l’infection.
Logique de compétition
Dès lors, on comprend aisément la tentation pour un développeur inscrit dans une logique de compétition : s’il souhaite que son essai soit le premier à fournir les apparences d’un succès, la question initiale posée dans le protocole doit être la plus large possible et celle à laquelle il est le plus simple possible de répondre. Il a, par exemple, intérêt à ce que la question soit « le vaccin est-il efficace ? », pour ne pas avoir trop de contraintes à définir a posteriori ce que l’étude a pu démontrer, ni devoir répondre publiquement à la question « efficace à quel taux ? ».
C’est la raison pour laquelle il est essentiel qu’un comité indépendant puisse revoir les protocoles et leurs résultats une fois l’étude achevée, et que des experts sans lien d’intérêt puissent réfléchir à définir les caractéristiques idéales des produits recherchés. Ce comité, dont les discussions et travaux doivent être ouverts, publics et transparents, permettrait de réfléchir à une approche de développement d’outils complémentaires, et non mis en concurrence. Par exemple, un vaccin qui bloquerait la transmission pourrait être plus adapté au personnel soignant, alors qu’un autre, permettant de limiter la sévérité des symptômes, le serait plus aux personnes âgées ou aux personnes atteintes d’autres pathologies. Mais une telle approche ne semble pas à l’ordre du jour dans ce contexte international de concurrence effrénée.
Chèques en blanc aux industriels
Sommes-nous prêts à dépenser des milliards d’argent public pour un bénéfice limité sur le plan sanitaire ? Le rôle de la puissance publique est-il de signer des chèques en blanc aux industriels, de déréguler, puis de se retirer de l’évaluation du produit, des stratégies de recherche, de production et de commercialisation ?
Car à force d’admirer la success story de la petite start-up Moderna, qui développe l’un des candidats vaccins les plus avancés, on en oublie que sa principale force est bien d’avoir comme partenaire intellectuel et logistique de recherche, et comme financeur, l’immense National Institutes of Health (NIH), financé par l’argent public américain. En France, en juin, le laboratoire Sanofi, qui a reçu de nombreuses aides publiques pour le développement d’un vaccin contre le SARS-CoV-2, a même menacé d’approvisionner en priorité les Etats-Unis, afin d’obtenir davantage d’aides publiques auprès de l’Union européenne et de la France. Le laboratoire a eu gain de cause le 31 juillet, lorsque la Commission européenne a annoncé un accord avec la firme et avec GSK leur garantissant l’achat de 300 millions de doses. Si les investissements des firmes sont constamment mis en avant pour justifier ce type d’accords, l’ampleur des risques pris par le public dans le financement de ces candidats vaccins et dans l’achat de doses semble constamment occultée, alors que l’efficacité et l’innocuité ne sont pas garanties.
La place des Etats dans cette « course » est donc paradoxale. A voir l’industrie pharmaceutique s’autoréguler, on croirait presque qu’ils sont portés disparus, alors qu’ils n’ont jamais été aussi présents comme financeurs et à travers leurs infrastructures de recherche publique.
Le simple fait que les pouvoirs publics n’aient pas accès aux protocoles de recherches d’essais alors qu’ils les financent par des milliards d’euros publics devrait susciter l’indignation. En mai 2019, les Etats membres de l’OMS se sont engagés à mettre en place la transparence, notamment sur les essais cliniques, les prix, les financements de la recherche et du développement et les brevets. Depuis le début de la crise due au Covid-19, nombreux ont été les exemples des conséquences dramatiques de l’opacité. Si la résolution de l’OMS ne dispose pas de pouvoir contraignant, sa mise en œuvre est plus que jamais cruciale, pour aiguiller les politiques publiques en santé et pour juguler la pandémie mondiale que nous traversons.
En matière de vaccin comme pour tous les produits de santé, la transparence sur les protocoles de recherche et les données cliniques ainsi qu’une revue indépendante et systématique de ceux-ci par la communauté scientifique constituent une nécessité, une exigence éthique et une urgence absolue. Les Etats doivent également publier les contrats signés avec les firmes pharmaceutiques et exiger d’elles qu’elles publient sans délai les protocoles d’études des essais en cours, et les résultats détaillés dès que les études ont abouti.
Le modèle de la compétition n’est donc pas adapté. Il fait courir un grand risque d’aboutir à des vaccins médiocres, sans réel impact sur la pandémie à l’échelle globale, notamment au regard de l’engagement financier et logistique de la puissance publique. Celle-ci devrait au contraire promouvoir un modèle de coopération, avec des études transparentes sur les objectifs, la méthode, les financements et les conditionnalités d’accès. Cette voie, qui ne confond pas urgence et rentabilité à court terme, ne garantit pas un succès rapide, mais elle ne l’exclut pas et réduit les risques d’obtenir des produits sans intérêt. Cette solution réinscrirait la recherche et le développement dans des logiques d’intérêt public, ce qui doit aussi se prolonger dans la production et la commercialisation pour garantir des prix justes et un accès à tous. D’autres modèles existent donc, encore faut-il que les Etats cessent de réduire leur rôle à celui de prestataire de service des entreprises du médicament et se rappellent que la santé est une affaire publique.