Arnaud Bontemps et Lucie Castets, du collectif Nos services publics, ainsi que Pauline Londeix et Jérôme Martin, cofondateurs de l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament, montrent dans une tribune parue dans Le Monde du 12 juillet 2023 comment le renforcement des services publics peut améliorer les politiques pharmaceutiques, notamment réduire les pénuries de médicaments.
Le 6 juillet, la commission d’enquête du Sénat sur les pénuries de médicaments a rendu son rapport. Les auditions menées pendant cinq mois ont mis en exergue les faiblesses de l’appareil d’Etat et de ses agences en matière de politiques pharmaceutiques. Elles doivent en particulier nous conduire à nous interroger sur le déficit de moyens et de compétences dans les ministères et les agences étatiques en matière de stratégie de santé publique et industrielle, de planification des besoins et de préparation aux risques pandémiques, mais également de veille et de gestion des stocks. Il est impératif que l’Etat, qui semble avoir délaissé la maîtrise et le pilotage de ces politiques au profit des entreprises pharmaceutiques et des cabinets de conseil, en reprenne le contrôle.
En pleine première vague du Covid-19, en mars 2020, Emmanuel Macron déclarait : « Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. » Citant les médicaments, il faisait ainsi le constat d’une perte de compétences et de marge de manœuvre, et prônait un changement radical. Pourtant, trois ans après ces annonces, la relocalisation de la production pharmaceutique n’est pas réellement amorcée, aucun renforcement des compétences de l’Etat en la matière n’a été esquissé, et aucune production publique n’est à l’ordre du jour. Or, depuis des mois, les tensions et les ruptures de médicaments essentiels menacent notre capacité à nous soigner correctement.
Les pénuries de médicaments, phénomène structurel en augmentation depuis une quinzaine d’années, se sont intensifiées récemment en raison des tensions géopolitiques et du contexte épidémiologique, mais aussi du refus des pouvoirs publics d’imposer des obligations contraignantes à l’industrie pharmaceutique (sur la durée de stockage, par exemple). Aujourd’hui, elles sont notamment liées à une augmentation de la demande mondiale et à la hausse des prix de l’énergie, qui a un impact sur la production de matière première pharmaceutique.
Enfin, l’ultraconcentration de la production en Chine et en Inde expose l’Europe à des risques majeurs en cas de fermeture des frontières ou de tout événement affectant la chaîne de production, comme une catastrophe naturelle. L’annonce de la suspension des exportations de certains médicaments par la Chine, le 22 décembre 2022, illustre le danger, prévisible, de cette ultraconcentration et de cette dépendance.
Refus de transparence
Les choix opérés par les industriels sont guidés par des logiques et des intérêts privés. Ainsi, lorsque le prix de l’énergie augmente, certains fabricants cessent de produire des médicaments qui ne seraient plus rentables et plaident pour une augmentation des prix, encadrés par le vote du budget de l’Assurance-maladie. Pour y parvenir, les firmes refusent la transparence sur les marges réalisées par les intermédiaires et par elles-mêmes, ainsi que les aides publiques reçues.
Dans le même temps, les prix exigés par les industriels pour des nouveaux médicaments présentant des innovations thérapeutiques explosent, alors que beaucoup d’entre elles ont été développées grâce à des fonds publics. Dans ce cas, l’opacité est totale quant aux informations nécessaires à l’analyse du prix, y compris les coûts de production. Ainsi, face aux revendications de l’industrie, l’administration n’est pas en mesure d’apporter la contradiction pour faire prévaloir l’intérêt général, en partie parce qu’elle manque de ressources humaines et de prérogatives claires.
A cet égard, comme le souligne un rapport du collectif Nos services publics d’avril 2021, le recours généralisé à des prestataires privés afin d’assumer des missions relevant du service public, y compris stratégiques, a contribué à éroder les compétences détenues par la puissance publique. Ainsi, en janvier 2021, le cabinet de conseil McKinsey a été sollicité pour épauler le ministère de la santé sur l’élaboration de la stratégie vaccinale. Par ailleurs, alors que la France connaissait des pénuries conjoncturelles de médicaments essentiels à la réanimation depuis le mois de mars 2020, l’Etat a eu recours, pour l’assister dans la sécurisation de l’approvisionnement en médicaments, au cabinet de conseil Citwell, qui présente des liens d’intérêt avec Sanofi.
Enfin, le ministre de la santé, François Braun, a annoncé, en février, la mise en place d’une mission interministérielle sur les pénuries de médicaments, qui compte, sur six sièges, trois membres des industries pharmaceutiques ou de santé, dont Frédéric Collet, ancien président du LEEM – le lobby des multinationales du médicament en France – mais aucun médecin, chercheur, spécialiste en santé publique ou pharmacien hospitalier. Dans ces trois exemples, la puissance publique a sciemment fait le choix de ne pas prioriser l’expertise et le pilotage internes, quitte à devoir en renforcer les moyens, réduisant sa capacité à faire face de manière souveraine et indépendante aux intérêts privés.
Renforcement des moyens
Dans ce contexte, la question à se poser n’est pas dogmatique mais pragmatique : le système actuel parvient-il à assurer notre sécurité sanitaire ? La réponse est non. Continuer à inscrire les médicaments dans une logique de l’offre et de la demande et, plus largement, confier l’élaboration de stratégies de santé publique au secteur privé ne pourront que faire perdurer et s’amplifier ces phénomènes qui menacent la pérennité d’un système de santé accessible à tous.
S’il est désormais clairement établi, dans le domaine de la santé publique, que les hôpitaux souffrent d’un manque criant de personnels qui les empêche de réaliser correctement leur tâche principale, celle de soigner la population, le besoin de renforcer les ressources humaines dans les ministères, notamment celui de la santé, ainsi que dans les agences et opérateurs publics compétents comme le Comité économique des produits de santé, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, la Haute Autorité de santé ou encore la Caisse nationale de l’Assurance-maladie, n’est jamais formulé. C’est pourtant là qu’est (ou devrait être) élaborée et mise en œuvre l’écrasante majorité des décisions de politiques publiques.
Celles-ci doivent ainsi être reprises en main par l’Etat afin de renforcer les capacités d’intervention publiques, du suivi des stocks et des approvisionnements au contrôle des pratiques des industriels, en passant par l’élaboration d’une véritable politique de relocalisation de la production. Cela implique un renforcement très substantiel des moyens et des compétences des agents sans liens ou conflits d’intérêts avec les entreprises pharmaceutiques. A titre d’exemple, les 26,8 millions d’euros octroyés par la direction générale de la santé au cabinet McKinseyet à d’autres pour définir la stratégie vaccinale et les réponses contre le Covid-19 auraient pu permettre le recrutement d’une centaine d’agents publics réservés à ces questions sur la durée du quinquennat.
Comme pour réguler correctement le secteur de la finance ou concevoir les mesures nécessaires afin de faire face au changement climatique, la puissance publique doit pouvoir s’appuyer sur des personnels formés et experts, en nombre suffisant, indépendants de tout lien d’intérêt avec le secteur privé. Elle pourra ainsi être en mesure de mener une politique pharmaceutique au service du plus grand nombre.