Libération : « Médicaments : la planification sanitaire que nous voulons »

Publié le 20 avril 2020 Dans la catégorie : Tribunes

Si l’industrie pharmaceutique n’est pas en mesure de réorganiser sa production à la hauteur des besoins urgents de médicaments essentiels, c’est à la collectivité et aux pouvoirs publics de prendre des mesures fortes.

Par Hugues Charbonneau, militant de la lutte contre le sida, producteur de films ; Jérôme Martin, ex-président d’Act Up-Paris, cofondateur de l’Observatoire de la Transparence dans les Politiques du Médicament et Pauline Londeix, cofondatrice de l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament, ancienne vice-présidente d’Act Up-Paris.


Tribune. Depuis des semaines, les Entreprises du médicament (LEEM), syndicat qui défend les intérêts de l’industrie pharmaceutique, concentre sa communication dédiée aux pénuries de médicaments vitaux sur des atermoiements au sujet des tensions extraordinaires du marché international. Mais si la situation est exceptionnelle et l’augmentation de la demande mondiale indéniable, cela implique en réponse que des mesures exceptionnelles soient prises, notamment une réorganisation de la production impliquant de sacrifier ce qui est non essentiel. Le LEEM refuse de faire tous les efforts nécessaires, trop coûteux à l’en croire et se contente d’accompagner la pénuries et les changements des protocoles de soins. Cela ne fait que renforcer nos inquiétudes quant à la qualité de la prise en charge des malades du Covid-19, de l’ensemble des patients en attente de soins et de ceux et celles en soins palliatifs, Ehpad et services de gériatrie.

La dépendance de la production pharmaceutique française est un constat d’échec complet. Depuis trente ans, les délocalisations et la sous-traitance à l’étranger ont détruit en grande partie l’indépendance sanitaire de la France. Ce constat, le LEEM ne peut le contredire. Bien au contraire, ses réponses à la crise le confirment. Une réorganisation efficace de la production pour faire face aux pénuries implique de planifier l’ensemble des chaines de production de médicaments. Cela nécessite des investissements que les industriels ne veulent pas faire, car cela reviendrait à abandonner potentiellement des lignes de productions plus rentables, mais moins nécessaires dans le contexte de la crise. Réorienter un atelier de fabrication pour prévenir au long cours des pénuries entraine des coûts directs et une stratégie globale qui n’est pas forcément compatible avec celles que privilégie l’industrie privée.

En pleine crise, refuser de travailler à une telle organisation s’apparente à une forme de chantage auprès des pouvoirs publics. On lit dans le jeu du LEEM une course aux profits aux dépens de l’intérêt général : produire en France et en Europe aurait un coût pour les usagers mais certainement pas pour l’industrie pharmaceutique et ses actionnaires. A cet égard, son document du 9 mars prenant la forme de questions-réponses, est très clair. Le LEEM avance par ailleurs que la chaine de production serait trop complexe pour que nous puissions la comprendre. Pourtant il s’oppose depuis des mois à la transparence sur celle-ci et à faire la lumière sur l’origines des matières premières.

Le temps perdu dans ce pas de deux exécuté par les industriels et le gouvernement Philippe n’est que l’enième exemple de temps perdu par les responsables de cette crise. Car le Premier ministre tarde à prendre les mesures qui s’imposent, comme les réquisitions, au motif que cela pourrait désorganiser la production. Vraiment ? On voit mal en quoi réquisitionner en urgence des usines qui ont récemment fermé, où les outils de production sont encore en place et importer directement la matière première des pays producteurs alors qu’il est possible de les identifier pourraient « déstabiliser » la chaine de production du médicament, comme le disent le LEEM et Edouard Philippe. On voit également mal en quoi programmer sur un plus long terme les besoins vitaux et réorienter les lignes de production par une planification établie en étroite coordination avec nos partenaires européens ferait courir le risque d’une « désorganisation ». Tout cela n’a aucun sens.

Il est temps d’agir, et surtout il est possible d’agir. Aux côtés d’une coalition d’associations, nous préconisons des réquisitions et une production publique ambitieuse du médicament et des diagnostics. Cela peut se penser à l’échelle nationale et européenne. Une coopération pharmaceutique est nécessaire. L’Allemagne et l’Espagne n’ont pas hésité à avoir recours aux réquisitions, de façon très pragmatique et avec une certaine efficacité en matière de dépistage pour l’Allemagne.

Refuser aujourd’hui de prendre ces mesures d’urgences c’est hypothéquer les chances de mettre à disposition rapidement et à un prix raisonnable les futurs traitements du Covid-19, parce que ce qui se joue sur les médicaments des soins d’urgence se jouera dans quelques temps sur les traitements efficaces qui, espérons-le, seront mis au point. Nous devons être prêts à une deuxième vague du Covid-19, rendue très probable par les incertitudes qui entourent l’immunité ou le manque de dépistage dû au refus du gouvernement, là encore, de prendre les mesures nécessaires. Nous devons être prêparés à ce que la chaine d’approvisionnement du médicament soit à nouveau perturbée par d’autres vagues de l’épidémie, en Asie notamment. Si cela arrive, nos stocks, et ceux de nos voisins européens, qui se sont largement amenuisés ne seront pas suffisants. Nous ne parlons même pas d’un éventuel vaccin d’ici de longs mois.

Mais nous n’en sommes pas encore là, le monde d’après sera ce que nous en ferons, c’est le monde tel qu’il est aujourd’hui qui nous intéresse, et ce monde n’est pas en mesure de garantir la prise en charge optimale des patients. Nous ne pouvons accepter que la crise soit gérée « à la petite semaine » avec des stocks de midazolam livrés in extremis dans les services de réanimation, mais supprimés des protocoles de soins dans les services de gériatrie, soins palliatifs et Ehpad.

La solution n’est donc plus du ressort des industriels, elle relève de la responsabilité du gouvernement. L’Observatoire et de nombreux experts internationnaux ont depuis des semaines fournie des données factuelles, précises, documentées pour construire ces chaines de production en France et en Europe, notamment à travers la mise en œuvre de la transparence sur tous les aspects de la chaine de production et de développement du médicament. Le gouvernement français s’est même engagé en ce sens en mai 2019 devant l’Organisation Mondiale de la santé. Cette transparence est essentielle pour guider les politiques publiques en santé et pour permettre une meilleure réactivité dans une crise mondiale. Pour construire une réponse internationale et dépasser les altermoiements quant aux tensions sur les approvisionnements. Et pour faire face à cette crise sanitaire majeure, elle nous aurait grandement aidés.

Si des décisions fortes avaient été prises dès les premières alertes lancées, non seulement les malades ne seraient pas en danger aujourd’hui – danger de mourir en souffrant, danger de perdre la vie alors qu’elle aurait pu être sauvée – ; les soignants ne seraient pas confrontées à des dilemmes et des situations insoutenables ; plus de personnes asymptomatiques pourraient être dépistées, brisant en partie la dynamique silencieuse de l’épidémie. Mais nous pourrions même envisager une coopération internationale avec les pays du Sud, qui dans quelques jours feront face à des situations bien pires et n’auront plus aucune source d’approvisionnement pour les médicaments que notre pays peine déjà à obtenir.

Edouard Philippe et Emmanuel Macron savent : à eux d’agir, puisque dans cette crise sanitaire, les entreprises du médicament ne nous sauveront pas. Nos vies contre leurs profits.

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