Nous publions ici la tribune parue sur AOC le 1er mars, co-signée par le sociologue Pierre-André Juven et les co-fondateur/rices d’OTMeds, Pauline Londeix et Jérôme Martin.
Mobilisations régulières des médecins, Covid-19, pénuries de médicaments et effets du dérèglement climatique sur la santé tout concorde pour que les politiques de santé et leur rôle central dans la vivacité de notre contrat social soient au cœur des débats. Sur ces sujets, la gauche brille pourtant par son absence. Il est urgent qu’elle fasse de la santé un enjeu prioritaire.
« L’acte de gouverner est indissociable dans la démocratie de l’acte de soigner »
Cynthia Fleury
S’il est généralement difficile de faire émerger des débats constructifs autour des politiques de santé dans l’espace médiatique et au sein des appareils politiques, force est de constater que ces quatre dernières années ont pourtant été riches en événements qui auraient dû permettre une prise de conscience de cette lacune et un retournement des choses : des mobilisations de 2019 pour l’hôpital public, à la pandémie de Covid-19 en passant par les pénuries aggravées de médicaments essentiels ou encore les effets des vagues de chaleur de l’été 2023 et du dérèglement climatique sur les corps et les esprits, tout concordait pour que les politiques de santé et leur rôle central dans la vivacité de notre contrat social soient au cœur des débats.
Repolitiser la santé
Dans ce contexte, il était légitime d’attendre des partis de gauche[1] qu’ils se saisissent enfin de cet enjeu, non comme d’une politique sectorielle parmi d’autres, mais bien comme un socle transversal qui irrigue l’ensemble des autres champs d’action publique. Qu’ils s’en saisissent et qu’ils en fassent une priorité de leur agenda médiatique, par exemple pendant les campagnes électorales, et du rapport de forces avec la majorité de droite.publicité
Car les politiques de santé font, depuis une vingtaine d’années, l’objet d’une forme de consensus étonnant (et pour partie bienvenu), quels que soient les bords ou tendances politiques. La lutte contre les inégalités sociales de santé, la nécessité de déployer des politiques de santé environnementale et jusqu’à la défense de l’hôpital public, peu se risquent aujourd’hui à contester la pertinence des orientations portées notamment par l’Organisation Mondiale de la Santé.
Et pourtant, derrière cet apparent consensus, des logiques politiques divergentes et antagonistes sont à l’œuvre. Premièrement car les discours des partis ayant contribué à la situation actuelle, par exemple en acceptant quand ils étaient au pouvoir la suppression de lits hospitaliers ou l’explosion indue, sans contrôle politique, des prix des médicaments, ne trompent personne sur leur attachement effectif au service public et au soin universel. Deuxièmement, et surtout car ce qui est entendu par la lutte contre les inégalités prend des formes bien variables selon qui en parle et selon la place que l’on accorde au marché et aux logiques marchandes d’une part et aux personnes concernées d’autres part.
Il y a urgence à repolitiser les questions de santé. Mais pour repolitiser la santé, encore faut-il s’y intéresser et la penser dans sa globalité. Or, triste paradoxe, alors qu’elle cristallise les inégalités et les renforce en s’inscrivant dans les corps, et que ses actualités sont comme rarement présentes à l’esprit des citoyennes et citoyens de ce pays, elle ne semble pas intéresser outre mesure les responsables politiques des partis de gauche, sauf, bien sûr dans les traditionnels chapitres dans les programmes politiques dont le contenu parcellaire et lacunaire laisse sceptique et les réactions médiatiques à des controverses portées à l’agenda par des ONG ou associations.
Les pénuries de médicaments ont par exemple beau compromettre le droit effectif à la santé, augmenter les pertes de chance, menacer la santé publique, les programmes de certains partis, tapis au fond d’internet, ont beau proposer des analyses et des mesures intéressantes, ces responsables ne sont pas plus de cinq à travailler effectivement sur cet enjeu et à en parler publiquement. Pire, ces partis nous ont offert ces derniers mois un navrant spectacle mêlant déni de santé publique et désintérêt pour ce qui touche pourtant à la vie quotidienne de celles et ceux qu’ils entendent convaincre en vue de 2027.
Le problème concerne aussi les personnalités de gauche, une grand part des syndicats, ainsi que la plupart des médias de tout ce spectre politique. Le chantier est colossal mais non pas insurmontable.
Pour y parvenir, les partis politiques de gauche doivent sérieusement se former aux enjeux de santé publique. En tout état de cause, l’inculture en la matière est patente et fort problématique au vu des valeurs de ces mouvements mais aussi des enjeux des décennies à venir. Plus largement, la gauche, y compris celle des médias et de la société civile, va devoir accepter de traiter une série de tensions inhérentes aux enjeux contemporains en matière de santé. Nous en exposons trois, elles ne sauraient bien sûr être les seules et surtout elles appellent des développements plus amples et fournis.
Trois tensions contemporaines
La première tension a trait aux mesures de santé publique et au rapport de la gauche aux savoirs et connaissances scientifiques. Sans doute faut-il commencer par rappeler aux responsables des partis de gauche que la santé publique n’est pas que le système de soin ni une somme de mesures de promotion de la santé.
Sans chercher ici à en donner une définition stricte[2], disons que la santé publique recoupe des savoirs et pratiques visant à saisir la santé dans son caractère populationnel et social. Elle implique par conséquent une palette de dispositifs et mesures, allant de la vaccination, des gestes-barrières, ou encore par exemple l’incitation à l’usage du préservatif ou de la PrEP face au VIH, aux dépistages, en passant par la promotion de la santé et aux politiques environnementales ou alimentaires, par exemple par l’éducation à l’alimentation pour prévenir notamment le diabète et ses facteurs de risques et autres maladies cardiovasculaires.
L’abandon quasi-total du port du masque dans les réunions publiques des partis de gauche en pleine vague du covid-19 (mais aussi des syndicats ou des associations du mouvement social) donne une idée du travail de prise de conscience qui reste à faire. De même que la reprise, par le candidat communiste à l’élection présidentielle, et ce en plein mois du Dry January, du discours du lobby viticole assurant la promotion du vin et destiné à contrecarrer les effets des alertes de l’OMS, par exemple dans la responsabilité de l’alcool dans de nombreux cancers, en dit long. Ce même responsable politique qui n’a également cessé de faire la promotion de la viande rouge, comme si l’accès à celle-ci était seul ce à quoi les classes populaires aspiraient à accéder, malgré les risques sur la santé. Et pourtant, ce responsable politique, qui, quelques mois plus tard, se laissait pousser la moustache pour inciter au dépistage du cancer, s’appuyait bien sur un programme politique qui prétendait renforcer la prévention en santé.
La pandémie de Covid-19 est venue montrer, et montre encore, l’indigence de la gauche en matière de santé publique. Alors que les études se multiplient pour alerter sur les effets des infections (notamment, la part très importante de « Covid long », l’impact neurologique, mais aussi sur les organes, et avec des risques dramatiques pendant la grossesse) et des réinfections (comme une étude publiée dans la revue Nature en octobre dernier qui suggère un affaiblissement du corps après chaque nouvelle infection), alors que l’efficacité des mesures sanitaires (gestes dits barrières, importance de doter les lieux publics de capteurs CO2 comme dans des pays voisins, vaccination, traçage et isolement) est démontrée, les partis de gauche ont semble-t-il décidé, en phase avec le gouvernement, que la pandémie était finie. Or c’est précisément au moment où l’on pense une pandémie finie que les plus fragiles payent encore plus cher le tribut d’un abandon des mesures de santé publique en rase campagne. Mais des plus fragiles, il n’en est pas souvent question à gauche en matière de santé, nous y reviendrons. Là encore, cet abandon ne se limite pas aux seuls partis de gauche : médias de gauche, intellectuels, société civile en dehors des militant-es antivalidistes, y ont participé.
Ce silence n’est interrompu que par une proposition de loi pour la réintégration des soignant-es non-vaccinées. Alors que les chiffres du nombre de personnes dans ce cas prêtent à de nombreux débats et incertitudes, alors que la vaccination est prouvée comme limitant les formes graves et diminuant le risque de transmission, une partie de la gauche piétine les connaissances scientifiques et la santé des immunodéprimés (entre autres) sur l’autel d’un combat de communication et de clientèle électorale (quand bien même cette clientèle est souvent liée aux réseaux d’extrême-droite). Pire, le premier texte en ce sens rejeté, une députée de gauche envisagea son réexamen dans un temps parlementaire « offert » par l’extrême droite pour porter le texte une nouvelle fois, avant de se rétracter devant le scandale que ce geste provoque.
La conscience et l’explication des conditions sociales, économiques, matérielles des savoirs, si elles sont indispensables, ne peuvent venir altérer l’importance d’asseoir la décision politique en matière de santé sur ces mêmes savoirs. Or, l’épisode des soignants et soignantes non vacciné-es est venu heurter violemment les acteurs de la santé publique tant il a mis à jour le vide sidéral qui habite les discours d’une partie de la gauche en matière de santé, tant dans les partis que dans les médias.
Ceci ne signifie pas que la production scientifique est infaillible (l’exemple du retrait d’une étude dans The Lancet en est l’exemple récent le plus frappant) ni qu’elle soit la seule prérogative des institutions (la production de savoirs épidémiologiques profanes dans le cas de scandale environnementaux en est la preuve). Mais des responsables politiques ne peuvent venir accréditer, même indirectement, l’idée selon laquelle les connaissances scientifiques seraient toutes relatives et dictées par l’industrie pharmaceutique. Cette posture affaiblit la santé publique et par ailleurs la critique légitime du capitalisme en santé. Ainsi, le travail d’analyse de l’influence de l’industrie pharmaceutique sur certaines décisions industrielles, étayée par de nombreux exemples[3], s’en trouve-t-il parasité et invisibilisé
La deuxième tension majeure à nos yeux concerne la place des personnes concernées par les politiques de santé et par le soin, jusqu’à présent anecdotique — sinon invisible — dans les architectures programmatiques des partis de gauche. Alors que le mois de février 2023 a vu la disparition de Daniel Defert, l’un des fondateurs de l’association AIDES, et que le cœur de son combat a consisté à défendre la place des personnes vivant avec le VIH dans l’élaboration de la réponse à ce virus, la gauche, même quarante ans après l’événement qu’a constitué leur surgissement sur la scène politique[4], peine à structurer et porter une véritable politique d’inclusion démocratique en santé.
La démocratie en santé s’est vue célébrée en 2022 à l’occasion des vingt ans de la loi Kouchner. Mais ce que révèle l’histoire récente de la lutte contre le sida, c’est que la démocratie sanitaire n’existe que si les personnes concernées font irruption dans le débat, prennent la parole et agissent sans attendre qu’on les autorise à le faire, notamment quand diverses oppressions aggravent les inégalités en santé. C’est ainsi que les agences onusiennes ont fini, sous l’influence des luttes des personnes, telle que l’incarne Act Up, à parler de « populations-clés » dans la lutte contre le VIH à propos des travailleuses du sexe, des migrants, des usagers de drogues ou encore des personnes LGBTQI, un concept absent, et parfois combattu dans les partis de gauche.
Si les institutions patinent encore en la matière et que la place des « usager-es » demeure confinée à quelques commissions au sein des agences de santé ou des établissements (ce qui n’est pour autant pas sans valeur), il serait légitime d’attendre des mouvements d’émancipations et des partis supposés relayer ces luttes qu’ils considèrent comme une évidence la place des premier-es concerné-es. Or de ces personnes, il n’est jamais rien dit. L’un des slogans de la lutte contre le sida est « rien sur nous, sans nous ». Concevoir les politiques de santé sans que leur élaboration ne soit faite avec les premier-es concerné-es est une vision extrêmement réductrice du soin et du « care ».
À l’automne 2020, la défense par certain-es député-es de gauche d’une restriction de la téléconsultation a illustré la conception infantilisante des personnes vivant avec des pathologies lourdes et le mépris de ces responsables politiques qui refusaient d’écouter les associations de patient-es[5], mais soutenaient des élu-es de droite dont l’objectif affiché était de lutter contre les arrêts-maladie « de complaisance » et ouvrir un marché gigantesque pour les pharmacies de ville promotrices d’une téléconsultation « encadrée ». Cette séquence a été révélatrice d’une absence de compréhension absolue de la place jouée par le ou la malade dans le soin, qui est encore compris par beaucoup de responsables de gauche d’une façon trop limitée, purement vertical, du soignant, supposé être l’unique détenteur de savoir, au patient. Or l’adhésion et l’observance de traitements pour des prises en charge impliquent un rôle fondamental joué par le « patient ». Ainsi, une personne devant s’injecter de l’insuline et mesurer sa glycémie pluriquotidiennement est actrice de sa maladie, grâce notamment à l’éducation thérapeutique. Sans ce rôle décisif du patient, le soin n’existe pas.
L’épisode des soignant-es non-vacciné-es est là aussi révélateur : à aucun moment, pour entrer dans la controverse, les partis de gauches siégeant à l’Assemblée nationale n’ont jugé bon d’écouter les personnes soignées ni d’invoquer leur présence dans l’équation de la vaccination. Les partis de gauche en l’espèce raisonnent selon un modèle binaire opposant les soignant-es à l’État. Or, si les soignant-es sont des acteurs dont il faut savoir prendre la défense face à l’irresponsabilité de leur employeur, ils ne sont pas les seuls acteurs dominés de cette histoire. Par ailleurs, ce positionnement a souvent été justifié au nom de la spécificité de la situation dans les Antilles et du scandale du chlordéquone pour expliquer ainsi la défiance vis-à-vis des politiques publiques, mais aussi de la science. La défiance vis-à-vis de l’État est tout à fait entendable, mais dans ce cas pourquoi les partis de gauche ne nomment-ils pas ce scandale pour ce qu’il est ? Pourquoi avoir recours à une mesure qui concerne un autre sujet ? Pourquoi opposer un scandale sanitaire et un autre scandale sanitaire : celui de l’abandon des personnes vulnérables face à une pandémie de Covid-19 qui n’est pas terminée.
La troisième tension concerne la place de l’hôpital public. Elle est délicate pour de très nombreux responsables politiques dès lors que l’hôpital a incarné l’effet délétère et irréversible à court terme des logiques néolibérales. Les mobilisations de 2019 du collectif Inter-Urgences, du collectif Inter-Hôpitaux et du collectif Inter-bloc et des organisations syndicales ont mis en lumière des réalités déjà bien partagées par de nombreux établissements. La multiplication des appels à la grève, les départs de soignant-es, les services d’urgence fermés, totalement ou partiellement, etc., ne laissent que peu de doute sur la fragilisation de ce service public essentiel. Cette casse de l’hôpital[6] est le résultat d’une logique délétère portée depuis les années 1970 et encore davantage depuis les années 1980 : plus l’hôpital sera déchargé de missions de soin, mieux il se portera. Le hic étant qu’aucune solution alternative n’a véritablement été élaborée et qu’au lieu de moins soigner, l’hôpital s’est vu crouler sous une augmentation des besoins.
L’hôpital est-il pour autant la réponse première aux problèmes de santé ? Non, et le dire ne signifie en rien renoncer à le défendre bec et ongles mais bien à lui redonner sa juste place. Paradoxalement, la gauche ne parvient pas aujourd’hui à articuler une défense de l’hôpital public avec une redéfinition de son champ d’action. Or, c’est précisément en repensant la place de l’hôpital que la gauche peut engager une réflexion sur les inégalités sociales de santé. Car aujourd’hui le plus grand des droits en matière de santé devrait être de ne pas avoir à aller à l’hôpital, parce que les conditions d’existence préserveraient d’une grande part de pathologies et parce que des structures de proximité limiteraient le recours à des soins plus lourds.
À ce titre, l’incapacité de voir dans la crise du Covid-19 une crise non pas de l’hôpital mais des inégalités de santé[7] est révélatrice de l’impossibilité à gauche de penser la santé en dehors de l’hôpital. Enfin, la réforme des retraites, en cours de discussion au Parlement, ouvrirait également un boulevard sur la question fondamentale de l’espérance de vie en bonne santé, mais là aussi, si elle est mentionnée par certains responsables de gauche, ce lien n’est que trop peu effleuré.
Que la santé publique et les politiques de santé ne soient pas un point fort en France, c’est une chose. Que les partis politiques de gauche n’y voient pas un enjeu majeur à investir et à maîtriser voilà qui nous apparaît plus inquiétant. Car il s’agit bien au fond de lutte contre les dominations et les discriminations, de lutte pour la justice sociale et environnementale, de lutte pour le droit universel à la santé. S’indigner de la situation de l’hôpital public ou de la pénurie de médicaments (pour la petite poignée d’élu-es qui le fait sur les centaines de parlementaires que compte la gauche) ne fait pas une politique de santé. C’est un minimum évidemment nécessaire mais qui ne peut suffire pour des partis qui clament haut et fort leur désir d’un renversement à l’occasion des prochaines élections.
Il reste trois ans aux partis politiques de gauche pour se pencher sérieusement sur ces enjeux. Nombreux sont celles et ceux qui peuvent les y aider mais à condition d’être écouté-es et non pas instrumentalisé-es pour capter un électorat, ni méprisé-es parce que leur discours de terrain contreviendrait à un agenda partisan ou électoral. L’effondrement partiel de notre système de soin, le renforcement des inégalités, les effets physiques et matériels chaque jour plus perceptibles du dérèglement climatique, tout concourt à ce que la santé devienne l’un des champs de lutte politique de premier plan dans les années qui viennent. Ceci suppose de forger une doctrine liant santé et justice sociale et une stratégie d’écoute et d’enrôlement des citoyen-nes, de se tenir à cette doctrine tant dans les discours que dans le rapport de force politique et médiatique. Encore une fois, le chantier est colossal mais non pas insurmontable.
Sociologue, Chargé de recherche au CNRS et membre du CERMES3
Responsable associative, Co-fondatrice de l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament
Responsable associatif, Co-fondateur de l’Observatoire de la Transparence dans les politiques du médicament