L’Europe doit emboîter le pas des Etats-Unis sur la levée des brevets, sous peine de favoriser l’extension des variants, estiment, dans une tribune au « Monde », Pauline Londeix et Jérôme Martin, cofondateurs de l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament.
Tribune. Le 5 mai, l’administration Biden a annoncé que les Etats-Unis soutiendraient à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) une levée temporaire des brevets sur les vaccins contre le Covid-19. Ce que dit, en creux, cette décision, c’est bien que la propriété intellectuelle constitue un frein à l’intensification de la production, sans laquelle nous ne pourrons assurer un droit universel à la santé, arrêter l’hécatombe, retrouver nos vies ni sauver l’économie. Si la mesure est adoptée en juin, une augmentation sensible de la fabrication de vaccins sera facilitée.
Car les capacités de production massive existent, mais elles sont entravées par la propriété intellectuelle. Des transferts de technologies rapides sont possibles, même si les multinationales prétendent l’inverse. On en trouve des preuves dans l’histoire récente de la fabrication de vaccins.
Cadre contraint
Doté de 483 millions de dollars [395 millions d’euros] de fonds publics américains, Moderna avait mandaté, en mai 2020, le laboratoire suisse Lonza pour commencer à produire des doses à une large échelle. Il n’a fallu que deux mois pour que le fabricant helvète, qui n’avait aucune expérience sur l’ARN messager, adapte des sites de production et commence la fabrication. Au 31 décembre 2020, Lonza avait produit vingt millions de doses.
Depuis février, le laboratoire Teva, un des plus grands fabricants de génériques, proposait aux multinationales de sous-traiter une partie de la production des vaccins. Celles-ci ont refusé. La levée des brevets aurait permis au génériqueur d’apporter sa contribution depuis plusieurs mois déjà. La France, en quelques mois, a ouvert quatre sites de production dans le cadre contraint du respect des brevets, qui a nécessairement ralenti le processus. On imagine ce qu’il sera possible de faire une fois cette barrière levée.
Ces exemples invalident les objections à cette mesure. Les défenseurs des multinationales prétendent, par ailleurs, qu’une levée des brevets nuirait à leurs investissements sur de futures recherches. Mais les vaccins disponibles doivent énormément à l’argent public : on évalue à 17,2 milliards de dollars sur vingt ans le financement public dans des recherches qui ont abouti à des technologies utilisées aujourd’hui par Moderna, auxquels s’ajoute le milliard de dollars accordé par la Biomedical Advanced Research and Development Authority (Barda) en 2020.
L’Allemagne a accordé 375 millions d’euros de soutien financier à BioNTech pour la recherche vaccinale, et le laboratoire a aussi reçu 100 millions d’euros de la Banque européenne d’investissement. Au premier trimestre 2021, Pfizer a engrangé 3,5 milliards de revenus avec son vaccin. Et, selon un récent rapport du Sénat américain, cette multinationale se rend coupable, aux Etats-Unis, d’évasion fiscale, à hauteur de 25 milliards de dollars.
Pratiques consternantes
Si la levée des brevets est indispensable, c’est bien parce que toutes les initiatives volontaires n’ont pas fonctionné. L’initiative Covax [qui vise à garantir une distribution équitable des vaccins à travers le monde] a montré ses limites, et comme il fallait s’y attendre, aucun laboratoire n’a répondu à la proposition d’une mise en commun des brevets. La levée de la propriété intellectuelle n’est donc pas une simple posture. C’est même la seule voie possible.
La situation indienne le montre de la plus terrible des façons. Comment accepter que ce pays, parmi les premiers producteurs pharmaceutiques, qui les exporte vers nos Etats en grande partie, ne puisse produire des vaccins essentiels à la lutte contre la pandémie, alors qu’il le demande depuis des mois dans les agences multilatérales, et qu’il se trouve dans une crise sanitaire terrible ?
Les pratiques des pays riches sont consternantes : ils se servent d’abord et voient ensuite ce dont les pays pauvres ont besoin, sans aucun plan. Ce n’est pas une stratégie de santé mondiale. Des vies humaines sont sacrifiées par dizaines de milliers, et les pays riches risquent un choc en retour. Une pandémie suppose en effet une réponse globale, coordonnée, sous peine de favoriser la circulation de variants qui pourraient devenir résistants aux vaccins, prolongeant sans cesse la pandémie, y compris dans les Etats qui y ont eu accès.
Pour toutes ces raisons, le positionnement de la France et de la commission européenne pendant les négociations à l’OMC en mai, puis au Conseil des Adpic (Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle touchant au commerce) en juin, sera crucial. Le droit à la santé, le rationnel et le bon sens doivent désormais guider la réponse mondiale à la pandémie. Aveuglés par des positions dogmatiques qui auront fait perdre huit mois, isolés sur le plan géopolitique, les pays européens doivent soutenir la levée des brevets à l’OMC et préparer le changement d’échelle de la production. Exagérer les difficultés techniques de celle-ci ne peut plus servir de prétexte pour dissimuler le manque de volonté. Il en va de millions de vies et la fin de la pandémie demande du courage politique.