La « seule solution » pour une réponse mondiale adaptée à la pandémie est d’autoriser les pays du Sud à produire leurs vaccins, estiment, dans une tribune au « Monde », Pauline Londeix et Jérôme Martin, cofondateurs de l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament.
Tribune. Du 30 novembre au 3 décembre se tiendra à Genève la douzième conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), et la demande de levée des brevets sera de nouveau à l’ordre du jour. La Commission européenne s’opposera-t-elle une nouvelle fois à une mesure efficace et de bon sens, au risque de continuer à priver d’accès aux vaccins une grande partie de la population mondiale et de voir la pandémie se prolonger indéfiniment dans le monde, mais également en Europe de l’Ouest ?
Le 2 novembre, Pfizer annonçait sur les neuf premiers mois de l’année, 28,7 milliards de dollars (25,3 milliards d’euros) générés par les ventes de son vaccincontre le Covid-19, faisant presque oublier les investissements publics majeurs réalisés dans leur développement, entre autres à travers les aides à la recherche, les achats de doses par les Etats, et l’optimisation fiscale, estimée à des milliards de dollars chaque année. Ces chiffres tendent à en faire oublier d’autres : à l’automne 2021, moins de 50 % de la population mondiale a reçu une première dose de vaccin contre le Covid-19.
Des populations pauvres fragilisées
Dans les pays à bas revenus, ce taux est estimé à 3,9 %. En septembre 2021, la Suède avait reçu 9 fois plus de vaccins de Pfizer que l’ensemble des pays à bas revenus réunis. Les inégalités dans l’accès mondial aux vaccins exposent les populations des pays les plus pauvres à toutes les conséquences néfastes du Covid-19 : mortalité, nouveaux confinements, saturations de systèmes hospitaliers déjà très fragilisés, blocage de l’économie. Elles menacent également les efforts faits contre d’autres pandémies ; en octobre, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) annonçait pour la première fois en plus de dix ans une augmentation des décès liés à la tuberculose (1,5 million de morts en 2020).
Les inégalités en santé menacent aussi de prolonger l’épidémie dans les pays riches, comme la France, en favorisant l’émergence de variants qui pourraient bien résister aux vaccins actuels. L’entrée de l’Europe dans une cinquième vague en novembre ne fait malheureusement que confirmer les limites des approches nationales de la stratégie vaccinale par les pays riches.
De tels chiffres signent l’échec patent des choix de politique en santé mondiale faits depuis mars 2020, imposés par les pays riches, dont ceux de l’Union européenne (UE), fondés sur des systèmes volontaires et de dons, et en particulier de l’initiative Covax [partenariat public-privé visant à garantir une distribution équitable des vaccins]. L’expérience dans l’accès aux médicaments contre d’autres maladies permettait malheureusement d’anticiper cet échec. Les systèmes volontaires ne fonctionnent pas, et sont trop aléatoires pour permettre une réponse globale, coordonnée.
Autoriser les pays du Sud à produire des vaccins
Car faire reposer la sortie de la crise sur les seules donations des pays riches, et sur d’hypothétiques sites de production choisis par les pays riches en Afrique en 2022, c’est masquer le fait que de nombreux pays du Sud disposent déjà d’une capacité de production pharmaceutique de qualité et que ceux-ci auraient dû être autorisés à y participer depuis un an. Ainsi, la requête, déposée par l’Afrique du Sud et l’Inde en octobre 2020, et soutenue par une centaine de pays, qui demande une dérogation aux accords sur la propriété intellectuelle (ADPIC) pour favoriser la recherche, la production et la circulation de toutes les technologies contre le Covid-19 relève du bon sens.
Mais cette mesure, permise par l’OMC, et permettant de garantir la santé publique, est bloquée, depuis plus d’un an, par la Commission européenne. Pourtant, la levée des droits de propriété intellectuelle, accompagnée d’un transfert de technologie, dont ont également bénéficié des sous-traitants basés dans des pays du Nord, sans expérience préalable dans la production de vaccins à ARN messager aurait permis, dès 2020, à des producteurs de pays du Sud de contribuer à augmenter la capacité de production des vaccins.
Et ici, des faits doivent être rappelés : tous les pays aujourd’hui dotés d’un parc industriel pharmaceutique, ou qui en ont disposé, comme les pays d’Europe de l’Ouest (France, Allemagne…), ont pu les développer lorsque les produits pharmaceutiques n’y étaient pas encore brevetés. Par ailleurs, une grande partie de la production pharmaceutique mondiale, et notamment des médicaments que nous consommons en Europe, est issue des pays en développement. Ainsi, alors que des pays comme la Chine et l’Inde absorbent une grande partie de la pollution liée à la production de matière première pour produire nos médicaments (80 % des principes actifs pharmaceutiques des médicaments utilisés en Europe sont produits en Asie), pendant cette crise sanitaire mondiale, ils se voient interdits de produire des vaccins pour leur population.
Le blocage de la demande de l’Inde et de l’Afrique du Sud à l’OMC relève bien d’un dogmatisme qui s’oppose à l’intérêt général. L’accès aux vaccins pour tous, est aujourd’hui, une question d’éthique, d’équité, mais aussi de pragmatisme et de sécurité sanitaire mondiale. Cette requête est, dans le contexte actuel, la seule solution pour coordonner à l’échelle mondiale une réponse adaptée à la pandémie. En la refusant, la Commission européenne, sa présidente, Ursula Von der Leyen et les dirigeants des États membres, dont Emmanuel Macron, font preuve d’irresponsabilité.
Opacité sur les contrats avec les firmes
Par des prises de position dont les seuls bénéficiaires sont les multinationales pharmaceutiques, l’Europe ralentit les progrès scientifiques faits dans la lutte contre le Covid-19 et financés par de nombreuses aides publiques, et semble occulter que, dans les États membres de l’UE, le démarrage des campagnes vaccinales fin 2020 a été gravement perturbé par des pénuries dues aux pratiques commerciales des multinationales.
Il y a deux ans, les États membres de l’OMS adoptaient une résolution demandant plus de transparence sur la chaîne du médicament. Pourtant, le journal italien Domani révélait, le 1er novembre, que « seuls 3 % des parlementaires européens ont droit à une fenêtre de trois minutes pour jeter un coup d’œil à chaque contrat signé par la Commission européenne sur les vaccins », illustrant la crise démocratique majeure que nous traversons. Au début de la crise liée au Covid, l’opacité sur les contrats signés entre la Commission et les firmes avait été soulignée et ses conséquences dénoncées. Alors qu’il faudrait plus de transparence dans les politiques du médicament, l’Europe produit aujourd’hui plus d’opacité.
La santé est un droit fondamental, et l’exercice de celui-ci ne doit pas dépendre de la générosité mais être assuré par des mesures politiques, régulé dans des agences en charge de la santé et non arbitré dans des arènes où les enjeux commerciaux et de concurrence géopolitique constituent la seule boussole. Après presque deux ans de crise du Covid-19, il est dramatique de constater qu’aucune leçon n’a été retenue par les décideurs politiques.